Nous reprenons des morceaux choisis de ces paroles lors d’une conférence donnée à L’INRIA pour leur 40 ans
Au-delà de l’individu, l’informatique transforme tout de la société…
- “Je commencerais volontiers par les métiers. L’organisation sociale précédente était fondée sur la communication et sur la concentration. Pour la communication, pensons aux métiers d’intermédiaires, de la « demoiselle du téléphone » au commerçant. Pour la concentration, pensons aux villes – concentrations de personnes et de pouvoir –, aux bibliothèques – concentration de livres, etc. L’informatique transforme ces deux éléments fondamentaux de nos sociétés. Pour la communication, nous assistons à la disparition des intermédiaires. Quant à la concentration, elle cède la place à la distribution. Par exemple, la monnaie émise par les banques centrales, concentration, sont remplacées par les cryptomonnaies, distribution.
Le lien social a également été profondément transformé. Par exemple, le nombre d’appels le plus important sur un téléphone portable sont les appels des mères aux enfants. Cela bouleverse les relations familiales. Ce qui a changé également c’est que nous pouvons contacter n’importe qui, n’importe quand, la distance est donc abolie et nous sommes passés d’un espace métrique à un espace topologique. Nous interagissions avant avec les gens qui vivaient près de chez nous. Nous sommes devenus les voisins de tous ceux que nous retrouvons sur le réseau, même s’ils sont au bout du monde. Ça change toute la société qui est bâtie sur des relations.
Peut-être pourrions-nous conclure sur votre vision de cette société en devenir
MS. : “La dernière révolution industrielle a généré des gâchis considérables. Par exemple, on a construit des masses considérables de voitures qui sont utilisées moins d’une heure par jour. Je ne partage pas le point de vue de Jeremy Rifkin qui parle de l’informatique comme d’une nouvelle révolution industrielle. La révolution industrielle accélère l’entropie, quand la révolution informatique accélère l’information. C’est très différent.
Une autre différence avec une révolution industrielle tient du travail. À chaque révolution industrielle, des métiers ont disparu, et d’autres ont été inventés. Les paysans, par exemple, sont devenus ouvriers. Il est probable que l’informatique détruira beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en créera. Nous n’avons pas les chiffres parce que la révolution est en marche, mais il faut s’y préparer. Dans la société d’hier, un homme normal était un ouvrier, un travailleur. Ce ne sera plus le cas dans celle de demain. C’est aussi en cela que nous ne sommes pas dans une révolution industrielle.
Le travail était une valeur essentielle. Dans la société de demain, peut-être dans 50 ans, le travail sera une activité rare. Il nous faut imaginer une société avec d’autres valeurs. Le plus grand philosophe de notre siècle sera celui qui concevra cette nouvelle société, la société de l’otium, de l’oisiveté. Qu’allons-nous faire de tout le temps dont nous disposerons ?
Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres, membre de l’Académie française, sur un thème qui lui est cher, les mutations du cognitif, qu’il a déjà développé dans “Petite Poucette”, un immense succès d’édition
Pour aller plus loin, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de Michel Serres, et notamment de son livre Petite Poucette. Vous pouvez aussi écouter la conférence lumineuse qu’il a donné pour les 40 ans d’Inria.